Hello ! Ce samedi, comme promis, et pendant que le livre VI de Tite-Live me regarde d'un air désapprobateur finir Ursula Le Guin, voici un petit fil sur les sources de la mythologie (et un peu de l'histoire) gréco-romaine !
D'où tire-t-on les mythes greczetromains, pourquoi existent-ils en mille versions, d'où certaines sont plus connues que d'autres et toutes les questions que jamais, jamais vous ne vous seriez posées sans moi, un THREAD
Bon, déjà, petits disclaimers : je vais vous parler uniquement de mythologie grecque et romaine, car pour plein d'autres cultures aux mythologies riches et complexes, les problématiques sont complètement différentes, typiquement la mythologie "nordique" c'est super intéressant et bizarre.
Ensuite, ce fil n'a qu'une vocation de découverte et vient de mon expérience de fouineuse de livres anciens depuis 2007 ; de vrais chercheurs et chercheusesTM vous en diront plus et plus précisément :)
Les mythes grecs et romains ont cette spécificité que, par rapport à d'autres cultures, on les connaît vraiment bien. Très bien. Un peu trop bien.
On a une foultitude de sources écrites s'étalant en gros de 750 av. J.-C. (Homère) au... XIIe siècle APRES J.-C. (les érudits byzantins comme Tzétzès).
Dans ces sources, on compte :
> des œuvres littéraires de fiction
> des œuvres littéraires "historiques"
> des allusions dans de la non-fiction
> des... équivalents de dictionnaires de mythologie
Les oeuvres littéraires de fiction sont sûrement celles que vous connaissez le mieux, les plus célèbres étant les épopées homériques, qui sont aussi les plus anciennes.
L'Iliade et l'Odyssée, outre qu'ils racontent des épisodes mythiques, sont truffés d'allusions à d'autres épisodes mythiques.
Dans le monde latin, les Métamorphoses d'Ovide ont été longtemps lues comme un répertoire de légendes, ce qui est, on va dire, à 50 % respectueux de l'oeuvre, mais c'est un autre débat.
Dans les superstars on compte aussi les tragédies grecques d'Eschyle, Sophocle et Euripide, et si vous me demandez "y en a pas d'autres", la réponse est "si mais on les a perdues".
Et bien sûr tout un tas d'œuvres littéraires antiques moins connues du grand public, conservées en entier ou en fragments, comme La Suite d'Homère (en entier), les Chants cypriens (en fragments).
Mais bon. Le souci des oeuvres littéraires, c'est quand même... qu'elles ont des auteurs.
Et ces auteurs, parfois, ne se connaissent pas les uns les autres (parce que certains écrivent genre 10 siècles après d'autres, dans une autre langue et une autre aire géographique), ou se réécrivent, ou jouent sur la tradition, ou sortent des versions tellement hors normes qu'on peut les soupçonner d'inventer.
Un exemple.
Le dramaturge Euripide, auteur de tragédies athénien, quasi-éternel 2e ou 3e des concours de théâtre de l'époque.
Son trip, par rapport à ses concurrents, c'était d'innover. Aussi, dans ses pièces, comme quasi toutes les tragédies qu'on a gardées de son époque, il reprend des mythes célèbres, *mais* il propose des variantes qui contredisent, par exemple, le même mythe qu'on va trouver chez ses contemporains et même ses successeurs.
Par exemple, qu'Hélène n'est jamais vraiment allée à Troie. Ou qu'Oreste a pris Hélène en otage.
Il paraît qu'il innovait aussi dans la musique de ses pièces.
A ces oeuvres littéraires on peut ajouter des textes qui pour nous relèveraient de la non-fiction : par exemple les oeuvres historiques.
Il faut penser que les récits qui nous apparaissent comme mythiques n'étaient, pour les Grecs et Romains, pas bien distincts de l'histoire, et qu'Héraclès, Thésée, Achille... étaient considérés comme des personnages réels par les historiens antiques. Avec un brin, cependant, de scepticisme devant le merveilleux des mythes.
Si bien que certains mythes sont rapportés par des historiens. Hérodote, par exemple, commence son livre par passer en revue les mythes où on voit un contact ou un conflit entre l'Europe et l'Asie. Tite-Live rapporte la légende de la fondation de Rome.
Ou encore Diodore de Sicile, mon petit chouchou, qui collectionnait et résumait d'autres livres historiques. Puisque le mythe fait partie de l'histoire, il nous a livré un récit quasi intégral des travaux d'Héraclès.
Ou encore la source vraiment énorme, celle qui fait briller les yeux de la petite mythographe que je suis, les *géographes* : Strabon et surtout Pausanias, un gars qui, au IIe siècle, écrit une sorte de guide touristique de la Grèce, où il décrit les sites remarquables de chaque coin de Grèce en rapportant les légendes et traditions qui y sont liées (et qu'il raconte avoir entendues sur place). Traditions qu'il alimente par des citations poétiques et des souvenirs littéraires... Bref, une mine.
Petit aparté :
S'il y a une chose à vous rappeler sur l'Antiquité, c'est que lire des textes antiques, c'est comme explorer un iceberg sans savoir nager. En permanence on se rend compte de la masse invisible et inaccessible des textes et des récits qu'on a perdus et qu'on n'aura jamais.
(et encore, je me plains mais c'est mille fois pire quand on s'intéresse à d'autres cultures)
Fin de l'aparté.
Dans l'Antiquité, les mythes forment une culture commune transméditerranéenne.
Culture qui n'hésite pas à intégrer des éléments de partout, d'Asie, de Syrie, d'Egypte... et qui fournit un point de repère permanent aux écrivains de l'époque.
C'est pourquoi dans la non-fiction, dans les discours, dans les traités philosophiques, les mythes sont convoqués dans des buts argumentatifs. Platon est un expert du genre. Il reprend (invente ?) des mythes en guise d'arguments, par exemple les trois juges des Enfers (ou l'Atlantide, mais c'est un cas spécial de "faux mythe").
On sent que pour eux les récits mythiques sont associés à la fiction littéraire. On y croit, mais avec des réserves. On croit qu'Héraclès existe, on croit même qu'il est fils de Zeus, on croit pas forcément qu'il a percé un géant à trois corps. On estime que des "poètes" ont inventé tout ce qui semble peu vraisemblable.
Il y a d'ailleurs eu, dès l'Antiquité, une tentative de rationalisation des mythes à travers un mouvement philosophique appelé l'évhémérisme.
Mouvement qui, en gros, reprenait les mythes célèbres et leur trouvait des explications rationnelles ; par exemple Héraclès n'a pas vaincu une hydre dont les têtes repoussent mais asséché un marais qui causait des infiltrations d'eau récurrentes... Un peu comme certains chercheurs qui veulent trouver "l'histoire derrière le mythe".
En tout cas, comme la société baignait dans les récits mythiques (un peu comme nous dans la culture du cinéma, on connaît tous les Disney, les Marvel...)...
... et que ces récits étaient foisonnants et complexes, dès l'Antiquité il y a eu des compilateurs de mythes.
Vous voyez les dictionnaires de mythologie que vous pouvez trouver dans vos librairies et bibliothèques ?
Eh bien le concept a été inventé au plus tard au Ier siècle av. J.-C. (et sûrement avant). Sauf que c'était pas des dictionnaires à proprement parler, puisque l'usage n'était pas de suivre un ordre alphabétique, mais des compilations souvent "chronologiques".
Plus haut, on s'est parlé des Métamorphoses d'Ovide, ce grand poème épique où Ovide parcourt une flopée de mythes (souvent peu connus avant lui) de la création du monde à ses jours. Eh bien la petite histoire (mythique ?) veut qu'Ovide ait eu un pote, Hygin, qui dirigeait la bibliothèque fondée par l'empereur Auguste, et qui aurait compilé des tonnes de mythes trouvées dans des oeuvres grecques en deux petits livres intitulés Fables.
Bon, c'est sûrement pas lui qui les a écrites, en fait.
Toujours est-il qu'on a un ouvrage appelé "Fables" qui compile plein de mythes.
On a aussi un truc un peu plus ancien, d'un poète grec appelé Parthénios de Nicée qui, passant à Rome à la fin de la République, trouvait que les auteurs latins étaient pas super inspirés, et leur a écrit une compilation de mythes sur les couples maudits à utiliser dans de bons poèmes. Ca s'appelle Passions amoureuses et c'est des mythes SUPER RARES.
Et puis, il y a "Apollodore".
Parmi les livres les plus ouf qu'on a hérités de l'Antiquité grecque, on a deux ouvrages attribués à un certain Apollodore d'Athènes, qui tentent de compiler, par ordre chronologique, tous les cycles mythiques, de la création du monde à la guerre de Troie, en passant par la Gigantomachie, les deux cycles de Thèbes, les Atrides...
IMMENSE.
Immense, mais pas littéraire. C'est vraiment écrit comme un dictionnaire, en petites notices très sèches.
Vous imaginez bien qu'avec toutes ces sources...
... on hérite nécessairement de contradictions, de versions concurrentes, de variantes.
Cela s'explique assez facilement quand on imagine que les mythes sont développés dans des centaines de sources différentes avec des buts différents dans des contextes différents. Un aède qui va réciter les exploits d'Héraclès devant l'aristocratie guerrière du VIIIe s. av. J.-C., et le philosophe romain du IIe s. après qui veut prouver qu'Héraclès = sage stoïcien vont chacun torturer le mythe à sa façon.
Et encore, je ne vous ai pas précisé que certaines compilations datent carrément de l'Empire romain médiéval, c'est-à-dire de Byzance, car les érudits byzantins gardaient des textes grecs que nous avons perdus par la suite ; ou encore j'ai failli omettre les "scholies", commentaires en marge des textes antiques, qui sont des sortes de notes de bas de page et qui peuvent raconter des mythes perdus...
Sur ce, nous arrivons, nous, modernes.
Nous avons ce désavantage sur les Romains et surtout les Grecs , et ce malgré toutes les tentatives de l'Europe moderne du nord et de l'ouest pour blanchir les Achille et blondir les Vénus, que les mythes ne sont pas totalement notre culture ; pas au sens où ce serait la référence permanente qui viendrait informer notre culture aussi bien savante que populaire, que quand je dis "Œdipe" ou "Thésée", tout le monde même une gosse de 6 ans saurait de qui je parle (alors que Superman, ça marche).
On a donc besoin, comme et encore plus que les Romains, de dictionnaires, de notices, de livres pédagogiques, d'articles de Wikipédia, de résumés, de compilations, de la meuf-sur-Masto-qui-fait-des-threads.
Cela nous amène forcément à promouvoir certaines versions des mythes plutôt que d'autres, qui vont être plus transmises, plus recopiées et mieux retenues.
Et là il se passe un phénomène amusant, que j'appellerai la victoire silencieuse du compilateur.
La variante la plus célèbre ne vient pas toujours des textes les plus célèbres.
En gros, à l'exception de quelques œuvres vraiment lues et pratiquées de nos jours (je dirais : L'Odyssée, Œdipe Roi de Sophocle, L'Iliade et des morceaux choisis des Métamorphoses d'Ovide), les versions des textes littéraires ne sont pas les plus connues.
La version la mieux retenue est (souvent) celle du compilateur Apollodore.
C'est logique. Mettez-vous dans la peau d'un auteur de dictionnaires de mythes.
Est-ce que, pour construire votre dictionnaire, vous préférez lire et ficher 300 textes allant du passionnant au rébarbatif dont certains n'existent qu'en fragments dans des éditions allemandes de 1880, ou juste ouvrir le petit bouquin du type qui a fait ce boulot avant vous dans l'Antiquité ?
Hmmm ?